Existe-t-il un type de gouvernance rhénane ?

Article APIA Est, février 2023

La question est bien entendu dérivée des regards mi-sceptiques, mi-admiratifs que nous portons, nous Français, sur le « capitalisme rhénan ». APIA-Est, récemment implantée sur les marches orientales de notre pays, ne pouvait manquer de se la poser. Notons avant tout que le « capitalisme rhénan » est d’abord une notion mise à l’honneur par le … Français Michel Albert dans son ouvrage « capitalisme contre capitalisme » en 1991. Les Allemands la traduisent sans surprise par « Rheinischer Kapitalismus » tout en soulignant également son origine transrhénane. Défaut d’appropriation ?

Donnons dans un premier temps à grands traits les caractéristiques du capitalisme rhénan

On distingue trois aspects essentiels :

  • Il travaille d’emblée dans une optique d’étroite collaboration structurée fondée sur la cogestion (Mitbestimmung https://www.bpb.de/kurz-knapp/hintergrund-aktuell/223149/vor-40-jahren-bundestag-verabschiedet-mitbestimmungsgesetz/) entre les dirigeants et les syndicats, les dirigeants et les salariés (c’est la soziale Marktwirtschaft), un partage équilibré de la valeur ajoutée entre les différents intervenants (salariés, actionnaires, financeurs), des relations étroites de partenaire avec des fournisseurs de longue date et très intégrés au processus de production, voire de R&D. Pour fonctionner sans heurt, le système amène naturellement à négocier en permanence des compromis.
  • Le système fait la part belle aux banques, engagées elles aussi dans des relations de long terme avec les entreprises (on parle de « Hausbank », banque domestique), elles assurent financements et éventuellement prises de participations à côté de l’autofinancement de l’entreprise. Le recours au marché boursier et aux fonds d’investissement est certainement moins courant qu’en France.
  • Le système s’inscrit donc dans la durée, à l’opposé des « quarterly results » des sociétés anglo-saxonnes, et offre un contexte d’habitudes régulières de discussions qui permet de mettre à l’ordre du jour, de manière souvent directe et sans fioriture, des points qui sinon seraient peut-être restés dans l’ombre.

Discuter des origines d’un tel système dépasserait le cadre de cet article. Entre les habitudes de financement remontant au moyen-Âge avec les banquiers lombards puis les Fugger, l’influence de la réforme qui libère la faculté de prêter de l’argent et d’en tirer profit en pays luthérien, la volonté après la seconde guerre mondiale de créer une société plus égalitaire et démocratique, on peut dire que le système jouit d’une grande antériorité et popularité en Allemagne, et est aligné sur les valeurs des Allemands, sur l’intérêt social qui prend le pas sur l’intérêt particulariste.

Ajoutons néanmoins que, comme tout système fondé sur l’équilibre des forces et le consensus, il est plus aisé à mettre en œuvre en période de forte croissance quand la ressource est abondante, plus compliquée lorsqu’elle devient rare et chère (valeur ajoutée, énergie, force de travail).

Quelles conséquences en termes de gouvernance ?

Nous pouvons à première vue conclure que le capitalisme rhénan intègre d’ores et déjà un système de gouvernance de fait, même s’il n’en porte pas le nom. On y retrouve l’attention portée à l’intérêt social de l’entreprise, et la prise en compte des différentes parties prenantes (actionnaires, financeurs, salariés, fournisseurs). L’ensemble est déterminé dans ses grandes lignes par des lois fédérales, les structures de fonctionnement selon la taille des entreprises sont définies, l’ensemble des partenaires joue globalement le jeu. Ce type de « gouvernance » est ainsi appliqué depuis plus de 50 ans dans nombre d’entreprises en Allemagne fédérale, et les entreprises peu ou moins concernées subissent indirectement l’influence de ce qui se passe ailleurs, voire vont au-delà, y compris hors des secteurs de la « tech » (cf. à ce sujet « Auf geh’s ! Wie etablierte Unternehmen durch agiles Denken und Handeln neu durchstarten können », 2018, Rimmelspacher & Wißmann).

L’ensemble est marqué par un discours pragmatique et opérationnel bien rôdé qui permet d’aborder sans fard l’ensemble des questions qui surgissent, et pas uniquement des revendications pécuniaires : qualité de vie au travail, flexibilité des horaires, questions écologiques et environnementales, responsabilité sociale et sociétale de l’entreprise. Le système pousse à la création de valeur supplémentaire (il y aura plus à partager), et donc aux possibilités de plus et mieux produire, aux multiples améliorations ponctuelles, et non aux seules questions de la répartition de la richesse créée.

La limite du système est probablement à rechercher dans son caractère très endogène et dans sa capacité toute relative à dépasser si nécessaire le cadre établi : un système de gouvernance bien compris a également dans ses attributions de se saisir d’un sujet dont il n’aurait encore jamais été question, et qui pourrait notamment être amené par un administrateur indépendant disposant d’une expérience transversale étendue à d’autres entreprises. De la même manière, il est probable que les facultés de projection lointaine (construction d’une stratégie, d’une vision), de jaillissement hors du champ de vision habituel, avec des aspects parfois déraisonnables, fait ici défaut. Enfin, la recherche à tout prix, voire préprogrammée, du consensus doit émousser bien des décisions audacieuses…

La gouvernance rhénane comme une excellente base de départ

Nous pouvons donc conclure que oui, il existe un modèle « natif » rhénan qui pratique déjà une certaine forme de gouvernance, avec un corpus d’habitudes bien ancré, et ceci d’une manière plus spontanée que dans nombre d’entreprises françaises « non rhénanisées ». Ce modèle n’est certes pas exhaustif, il n’a d’ailleurs pas pour objet initial une gouvernance en tant que telle. Mais il est certainement un facilitateur de mise en place d’une gouvernance étendue, et donne une longueur d’avance aux entreprises désireuses de goûter à cette gouvernance. Il incite à aller plus loin, plus vite.

Parmi les points d’ombre de la gouvernance rhénane, points auxquels nous devons certainement prêter une attention toute particulière, d’une part en tant qu’administrateurs indépendants, et d’autre part en une période de profonds bouleversements économiques et de remise en cause des paradigmes, on peut relever trois aspects :

  • Son aspect fortement endogène, qu’une gouvernance intégrant des administrateurs indépendants peut lever aisément, en favorisant ainsi l’apport de modes de réflexions et d’idées nouvelles.
  • La capacité qu’a un Conseil, s’il le souhaite, d’aborder des questions apparemment iconoclastes, comme la remise en cause d’un modèle économique, le questionnement d’habitudes bien ancrées, sans provoquer inquiétude et trouble dans des assemblées plus directement habituées à traiter de questions directement opérationnelles.
  • Et surtout cette composante essentielle à mon sens du travail du Conseil et de l’administrateur indépendant qui consiste à susciter dans l’entreprise la construction et l’appropriation d’une vision inspirée, audacieuse, solide, et à contrôler ensuite sa mise en œuvre. Sortir des sentiers battus, se projeter, anticiper, déjouer les facilités de la « linéarité aménagée » pour prendre en temps et heure les décisions qui s’imposent et qui seules assurent la pérennité de l’objet social.

Nous aurons d’autant plus de facilités à aborder ces sujets que les autres thèmes plus classiques couleront de source, et que les mécanismes de l’échange, du partage, de la recherche apaisée de solutions viables seront inscrits dans l’ADN de la gouvernance d’entreprise. A ce titre, considérons la gouvernance rhénane comme une chance et une base de départ appréciables pour populariser auprès de nos PME et ETI de la région APIA Est les idées de gouvernance dans leur étendue la plus large !

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